Le choix de Tianjin permet d’étudier la façon dont un Etat et une métropole gèrent, dans la nouvelle étape de mondialisation du tourisme et dans la métropolisation, un patrimoine architectural issu de la mondialisation coloniale. La patrimonialisation de l’architecture des concessions occidentales de Tianjin et leur mise en tourisme constituent un élément central dans la façon dont la ville aborde son développement dans la mondialisation. Tianjin a connu une modernisation (Spicq, 2012) plus tardive que ses concurrentes, Shanghai et Pékin (Hook, 1998). Mais depuis le début des années 2000, la transformation de la ville et sa spectaculaire croissance urbaine vont de pair avec une démarche de préservation du patrimoine de la première moitié du XXe siècle (Marinelli, 2010), qui témoigne de son occidentalisation précoce – et forcée.

Tianjin s’est internationalisée dès la fin de la seconde Guerre de l’opium, lorsque la Grande-Bretagne et la France ont obtenu des concessions dans ce site stratégique, situé sur la principale voie d’accès à la capitale chinoise. De 1860 à la Seconde Guerre mondiale, elle est l’objet de rivalités entre les principales puissances impériales, qui cherchent à contrôler cette ville portuaire, en y fondant au total neuf concessions différentes (britannique, française, américaine, allemande, belge, italienne, austro-hongroise, japonaise, russe) (Singaravélou, 2011). Tianjin devient ainsi un « microcosme mondial » qui se reflète dans le domaine de l’aménagement urbain, des pratiques architecturales et culturelles (Mengin, 2013). L’octroi de concessions s’accompagne en effet de la construction d’espaces nouveaux, d’architectures et de techniques de construction occidentales. Et pourtant, le patrimoine de ce qui constitue la première mondialisation, celle de la période 1860-1945, fait aujourd’hui l’objet d’une protection et d’une « mise en tourisme » résolues de la part de la municipalité (Salabert, 2013), alors que l’héritage de la ville chinoise a été négligé.

Il convient dès lors de s’interroger sur les ressorts de cette patrimonialisation : cherche‐t-elle à raconter l’histoire des impérialismes étrangers en Chine, ou vise‐t‐elle à édifier les visiteurs sur le caractère historique de la « modernité » et de l’ouverture internationale de la ville ? S’agit-il d’une attraction touristique à visée économique, d’une première approche de protection des « façades », de la volonté de garder la trace d’histoires plurielles dans des quartiers vivants et en activité, de la recherche d’équilibres nouveaux dans une ville en pleine mutation ? Les manifestations organisées pour le six-centième anniversaire de Tianjin en 2004 ont mis en avant tout à la fois les « différents styles architecturaux de la ville moderne historique » et la fusion entre les civilisations chinoise et occidentale. Le plan pour 15 ans adopté en 2005 protège 615 édifices historiques, dans le cadre du plan d’urbanisme de la ville. Si la mise en tourisme du quartier des Cinq rues (Wudadao) situé dans l’ancienne concession britannique, qui concentre plus de la moitié des bâtiments faisant l’objet d’une protection, s’adresse à un public cultivé et voit l’amorce d’une gentrification, la transformation de la concession italienne en « quartier scénique » (baptisé New I-style Town) a été avant tout une opération commerciale qui visait un tourisme de masse. Dans un contexte de compétition mondialisée, la municipalité veut ainsi mettre en scène l’antériorité de son ouverture à l’Occident, en direction non seulement du public chinois, mais également des visiteurs régionaux, japonais et coréens notamment.

À la différence des concessions de Shanghai (Ged, 1996), les concessions de Tianjin n’ont pratiquement pas fait l’objet de travaux historiques en Occident (Mengin, 2014), alors même que de nombreux fonds d’archives se trouvent dans différents pays européens et que des expositions et des publications y sont consacrées aux relations entre villes et patrimoines en Chine (Ged, Marinos, 2011 ; Marinos, 2010b). Si quelques travaux pionniers (Oakes, 1999) ont été consacrés à la question du tourisme en Chine (Nuyri, 2005) et se développent actuellement (David, 2007 ; Taunay, 2011 ; Ryan, Songshan, 2013), aucune publication n’est consacrée à la mise en valeur touristique du patrimoine de Tianjin, abordée dans des travaux de master et de doctorat récents ou en cours, et par le projet de recherche « De Tientsin à Tianjin (1860-2030), mondialisation et patrimonialisation » qui rassemble depuis 2007 des historiens, historiens de l’architecture, historiens des techniques et spécialistes du tourisme relevant de différentes unités de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et du PRES héSam, en partenariat avec l’école d’architecture de l’Université de Tianjin. Deux colloques internationaux ont été organisés dans ce cadre. La compréhension de ce qui se joue dans la mise en scène d’un patrimoine correspondant à un moment historique conflictuel mais aussi porteur des valeurs de modernité et d’occidentalisation suppose de retracer les vecteurs de patrimonialisation, de comprendre la stratégie de la municipalité, d’enquêter sur ce que les touristes chinois et étrangers viennent consommer dans des lieux perçus comme globalement occidentaux et modernes (Ged, 1996, 2009, 2010), là où le visiteur européen identifie une composante démonstrativement nationaliste dans l’architecture édifiée dans la Tientsin des concessions.